22 PLUS, nr. 330: Le phénomène antilatin dans le monde orthodoxe

Marie - Helene Blanchet* | 22.11.2011

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La fin du Moyen-Âge est une période de contacts intenses entre l’Occident latin et l’Europe orientale. Dans le monde orthodoxe, l’hostilité générale envers les Latins a longtemps été considérée par les historiens comme évidente, surtout à la suite de la IVe croisade et du sac de Constantinople par les Occidentaux en 1204. Le rejet massif des Latins par la société byzantine a servi de principal facteur d’explication à de nombreux événements ultérieurs de l’histoire byzantine, en particulier l’échec des deux tentatives de réunion des Églises romaine et orthodoxe en 1274 (Concile de Lyon II) et en 1439 (Concile de Ferrare-Florence). Les historiographies catholique et orthodoxe ont toutes deux présenté le courant antilatin comme très majoritaire, sans jamais l’étudier pour lui-même. Dans la période récente encore, l’antilatinisme a été conçu et souvent invoqué, de manière simpliste et univoque, comme une donnée „naturelle“ de la mentalité byzantine tardive. Il faut en revanche prendre en compte la tendance inverse qui se manifeste durant les derniers siècles de l’Empire byzantin, le philolatinisme. Des relations beaucoup plus étroites avec les Latins permettent en effet aux Byzantins d’apprécier certains aspects de la civilisation latine, tandis que la cohabitation des deux communautés dans les régions d’occupation franque ou vénitienne favorise une acculturation réciproque. Cette tension entre attirance et répulsion pour les Latins doit donc être au centre d’une analyse approfondie du phénomène antilatin à Byzance.

Dans ce cadre général, je propose à la fois d’étudier le discours antilatin à Byzance et dans les Balkans et, dans la mesure où les sources le permettent, d’examiner les manifestations de l’hostilité aux Latins sur le terrain. Les textes antilatins sont peu connus, quand ils ne sont pas inédits: cet aspect de mes recherches inclura donc une dimension philologique importante consistant en l’étude de textes grecs parfois difficiles. D’autre part, dans le prolongement de ma thèse, j’analyserai selon une approche historique les manifestations d’antilatinisme dans le monde orthodoxe, telle la réaction des Byzantins après les Unions de Lyon et de Florence, pour tenter d’en mesurer l’ampleur. En étudiant ainsi l’antilatinisme sous divers angles et à partir de sources différentes, je pourrai mettre en perspective le sentiment antilatin dont témoignent les textes en le confrontant au rejet des Latins tel qu’il est attesté dans les faits. Cette analyse au croisement entre histoire des représentations, histoire religieuse et histoire sociale doit permettre de repérer les processus de construction d’une nouvelle identité collective en Europe orientale, reposant plus sur l’appartenance à l’orthodoxie que sur la traditionnelle identité romaine. Le conflit théologique entre l’Église byzantine et l’Église latine, bien connu et étudié, est une donnée permanente des relations entre Orient et Occident durant tout le Moyen-Âge. A côté de la controverse théologique, certaines critiques récurrentes s’expriment aussi contre les Latins dans des listes d’erreurs latines.

Le conflit théologique entre l’Église byzantine et l’Église latine, bien connu et étudié, est une donnée permanente des relations entre Orient et Occident durant tout le Moyen-Âge. Mais au-delà de la controverse théologique, certaines critiques récurrentes s’expriment aussi contre les Latins à partir du IXe siècle : elles sont rassemblées dans des „listes d’erreurs latines“ étudiées récemment par T. Kolbaba jusqu’au début du XIIIe siècle. Ces griefs ne sont qu’en partie religieux (le célibat des prêtres, l’usage des azymes pour la communion...), puisque les usages alimentaires ou les traits de caractère spécifiques imputés aux Latins interviennent aussi (consommation de gibier et d’ours, goût pour la guerre, arrogance...). Parmi les 79 accusations relevées par T. Kolbaba dans ces listes, lesquelles continuent d’être invoquées à l’époque paléologue? Lesquelles disparaissent au contraire? En raison des contacts beaucoup plus étroits qu’entretiennent Byzantins et Occidentaux après 1204, l’image des Latins se transforme et les critiques à leur encontre évoluent. La polémique n’est plus véhiculée alors seulement par des listes, mais aussi par de longs traités argumentés qui se présentent comme des réfutations de la doctrine latine, alors qu’ils contiennent aussi des développements purement xénophobes. En mettant de côté l’aspect théologique de leur discours, plusieurs auteurs pourront être étudiés dans cette optique, notamment Constantin Stilbès, Mélétios le Confesseur, Barlaam, Syméon de Thessalonique, qui consacre un chapitre entier aux Latins dans son Dialogue contre les hérésies, ainsi que Georges Scholarios et Théodore Agallianos; certains textes anonymes sont aussi très révélateurs, tel le Dialogue de Panagiotès avec un azymite, et la recherche pourra certainement permettre d’identifier d’autres textes inédits de ce type.

L’Union des Églises, conclue à Florence en juillet 1439, offre aux Byzantins un rapprochement avec les Latins de nature tant religieuse que politique. Pour le rejeter, les antiunionistes ont certes recours au réquisitoire antilatin usuel, mais ils y ajoutent aussi des arguments spécifiques, notamment à l’encontre des orthodoxes partisans de l’Union, qualifiés de traîtres. Cette rhétorique antiunioniste vient donc compléter le discours antilatin traditionnel et manifeste l’existence d’une fracture à l’intérieur même de la société byzantine. Ces invectives et autres manifestations d’hostilité à l’égard des orthodoxes unionistes méritent une étude approfondie: cette littérature antiunioniste est abondante, à commencer par les traités de Georges Scholarios et de Jean Eugénikos contre le Concile de Florence – ce dernier ayant été tout récemment édité et très peu commenté; d’autre part, les témoignages des unionistes pris à parti, tels qu’ils s’expriment dans la correspondance de Bessarion et de Théodore de Gaza, sont tout aussi dignes d’intérêt. Le rejet de l’Union par une partie des orthodoxes s’accompagne aussi d’une forme de résistance active. À l’initiative de Gennadios Scholarios, auquel j’ai consacré ma thèse, un parti antiunioniste se met en place à Constantinople; il existe aussi d’autres foyers d’activisme antiunioniste dans les Balkans (en Serbie et dans les pays roumains surtout), dans le Péloponnèse et en Crète, mais, en l’état actuel de la recherche, on ne sait pas s’ils nouent des contacts afin de constituer une véritable force politique susceptible d’empêcher l’application de l’Union. Les liens que développent les antiunionistes avec Démétrios Paléologue, frère de Jean VIII devenu en 1449 despote de Mistra, doivent à cet égard être examinés de près: la lutte contre l’Union a en effet des implications politiques profondes, et c’est tout un modèle de gouvernement qui est alors en jeu, selon que le prince accepte de laisser une place prépondérante à l’Église dans l’exercice du pouvoir, ou tend plutôt à une forme de sécularisation. De ce point de vue, il sera utile d’établir une comparaison avec le système politique mis en place par d’autres dirigeants antiunionistes, notamment Georges Branković en Serbie et Étienne II en Moldavie.

De nombreuses sources grecques encore peu exploitées permettront d’approfondir les recherches sur ce sujet: la plupart sont éditées, telles les correspondances de Jean Eugénikos ou de Michel Apostolis, ainsi que la correspondance des dirigeants byzantins publiée par S. Lampros; ces sources seront complétées par la documentation latine, en particulier celle qui émane de la papauté. Il faudra d’autre part accéder aux sources en slavon et à la bibliographie spécialisée en langues slaves et en roumain, avec l’aide de collègues spécialistes: ces collaborations permettront de repérer des convergences entre les divers courants antiunionistes byzantins et balkaniques. Je me propose donc de reprendre toutes ces données afin d’examiner en détail la formation et l’action des partis antiunionistes à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur de l’Empire byzantin, ainsi que le projet politique que recouvre leur lutte.

La comparaison avec les réactions suscitées à Byzance par l’Union de Lyon en 1274 s’impose, d’autant que, là aussi, les sources sont nombreuses grâce à l’édition du Dossier grec de l’Union de Lyon. Ces textes présentent assurément des arguments proches de ceux qui ont été développés ensuite au XVe siècle, mais il est nécessaire de remonter aux origines du courant de pensée antiunioniste si l’on veut prétendre l’étudier au plus près. Au-delà des conciles de Lyon et Florence, pour les mêmes raisons, les nombreuses démarches et négociations diplomatiques visant à réaliser l’Union devront aussi être prises en compte. Cet élargissement de la problématique permettra de faire le lien entre les deux aspects étudiés du phénomène antilatin et de mieux identifier les racines de cette forme de défiance à l’égard de l’Occident. En croisant les dimensions xénophobe et identitaire, analysées en premier lieu, et les éléments religieux et politiques, qui auront été dégagés par l’étude menée dans un second temps, je pense pouvoir aboutir à une définition aussi complète que possible des composantes de l’antilatinisme byzantin et balkanique. Cette réflexion transversale sur le phénomène antilatin dans le monde orthodoxe permettra de mieux appré­hender l’influence exercée par les Latins en Europe orientale, essentiellement sous l’angle de l’opposition que suscite leur présence. Par réaction, les Byzantins tendent à se replier sur leur héritage propre: je compte ainsi arriver à préciser ce que l’on peut entendre par „identité orthodoxe“ à la fin du Moyen-Âge.

*Académie Autrichienne des Sciences, Vienne

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