22 PLUS, nr. 330: De la guerre de frontière à la croisade

Benjamin Weber* | 22.11.2011

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Ce projet se propose d’étudier l’influence de la papauté sur la conduite et la perception de la guerre contre les Ottomans dans le Sud-Est européen au XVe siècle. Quelles sont les modalités, les buts et les problèmes de l’intervention pontificale? Le Saint-Siège fournit un appui militaire, économique et symbolique à la guerre contre les Turcs, mais aucun des trois n’est exempt de complications, tant les objectifs finaux des papes et des princes divergent. Comment la papauté, comme les princes, légitiment un combat en l’inscrivant dans un contexte de croisade? Sur le plan du discours (et même de certaines matérialisations de la guerre), la reprise des thèmes et des formes des expéditions vers Jérusalem est évidente, promue par les deux partis, par un intérêt réciproque bien compris. Qu’est ce qui rapproche, et sépare, les visions pontificales et princières? Les enjeux du combat ne sont pas uniquement militaires, et touchent à des questions politiques: tous souhaitent, bien sûr, la victoire, mais les deux parties désirent l’utiliser pour affirmer leur propre autorité.

Le projet tentera également de comprendre comment cette alliance ambiguë entre les États balkaniques et la papauté internationalise la guerre, la fait sortir des frontières du Sud-Est européen. Quelles actions les papes mènent-ils en Occident pour aider – spirituellement et matériellement - la guerre contre les Turcs? La collecte d’argent ou les ouvertures diplomatiques pour une expédition internationale ne sont que deux aspects d’une entreprise plus vaste, destinée à rassembler toutes les forces de l’Europe au profit de la lutte contre les Turcs. Comment l’attention pour le front balkanique est-elle entretenue, dans les cours comme sur les places publiques? La propagande pontificale sait user de tous les moyens pour faire du Sud-Est européen une préoccupation presque quotidienne parmi les peuples et les princes chrétiens. À l’inverse, en quoi l’appui pontifical participe-t-il à la marginalisation de l’espace Danubien, en le replaçant dans un cadre géographique large? Quelle place exacte la papauté assigne-t-elle à cette guerre, parmi les multiples fronts de la croisade?

Influencé par sa connaissance des évènements postérieurs, l’historien tend à faire de la guerre contre les Ottomans l’unique préoccupation de la papauté. Au contraire, l’espace balkanique ne jouit jamais d’une priorité absolue, et se trouve même parfois délaissé, vues les complications nombreuses de la coopération avec les princes locaux. La guerre contre les Ottomans n’est jamais oubliée, bien sûr, mais les projets se reportent sur des espaces plus lointains, au nord de la mer Noire ou au sud et à l’est de l’Anatolie.
À la fin du Moyen Âge, le Sud-Est européen, déjà divisé en de nombreuses unités politiques concurrentes suite à l’affaiblissement de l’empire byzantin, voit apparaître un nouvel ennemi: les Turcs ottomans. Cette dynastie est la dernière d’une longue lignée de principautés turques qui se sont affirmées en Asie Mineure au XIVe siècle. Ils sont musulmans et l’idéologie de la guerre sainte contre les infidèles, la gaza, semble être un des moteurs importants de leurs conquêtes. Pourtant, leur progression dans les Balkans ne prend pas l’aspect d’une confrontation systématique entre chrétiens et musulmans. Lors de leur première apparition en Europe, en 1345, ils sont de simples mercenaires au service de Jean Cantacuzène, prétendant au trône impérial de Constantinople. La conquête des terres chrétiennes n’a rien d’une progression concertée et continue. Elle est menée par des groupes semi-nomades, composés en partie de chrétiens ralliés ou convertis; elle bénéficie souvent de l’appui des aristocraties locales, qui y voient une occasion de se libérer de l’emprise de leurs souverains; elle semble plutôt bien accueillie par la population, celle des campagnes en particulier, séduite par un régime fiscal plus léger et un système d’état très peu centralisé; elle s’appuie enfin largement sur des éléments chrétiens, par l’intégration des noblesses balkaniques dans le système de gouvernement des terres – les timar - ou par l’emploi massif de non-turcs parmi les esclaves de l’administration. La question religieuse apparaît donc comme un élément relativement secondaire du conflit et les sources révèlent l’ampleur des échanges  interconfessionnels.

Pourtant, ce qui n’aurait pu être qu’une guerre parmi les autres, dans cette région particulièrement instable et riche en conflits depuis le XIIIe siècle, prend l’aspect d’une opposition plus binaire, d’un côté les musulmans qui mènent la gaza, de l’autre les chrétiens, qui lancent des croisades. Dans un camp comme dans l’autre, on se réfère de plus en plus à l’ennemi en termes d’infidèle. Les explications de ce phénomène sont nombreuses. Il faut souligner la construction progressive d’un état (puis d’un empire) ottoman centralisé, à la recherche d’une idéologie unificatrice et légitimatrice. On peut discerner des phénomènes semblables du côté chrétien, notamment dans le cas de la Hongrie, où plusieurs souverains vont tenter d’asseoir leur pouvoir en fédérant leurs sujets dans un combat contre l’ennemi commun musulman.

Mon travail s’intéresse à cette perception chrétienne du conflit et à ses conséquences concrètes: son internationalisation et le changement d’échelle qui l’accompagne. Dès lors que la conquête ottomane n’est plus perçue comme une guerre de frontière, opposant deux peuples de part et d’autres d’une ligne de front, mais comme un combat religieux, c’est l’ensemble de la Chrétienté qui s’y trouve impliquée. La perception du combat a une incidence directe sur signification et ses dimensions. Vu ma formation, je m’intéresse particulièrement au rôle de la papauté dans ce mouvement. L’intervention des Papes modifie en effet la guerre contre les Ottomans, dans les formes comme sur le fond. Les Souverains Pontifes recrutent des soldats venus de zones éloignées – parfois très éloignées: l’Aragon, le Portugal, la Bourgogne - du front et mobilisent des armées internationales de croisés. Ils favorisent la constitution d’alliances pour tenter de former un bloc uni des chrétiens contre les musulmans. Ils tentent – avec un succès certain - de récolter à travers toute l’Europe les fonds nécessaires à la poursuite du combat. Surtout, ils diffusent à travers la Chrétienté un message de croisade. Par la proclamation de bulles, par les cérémonies religieuses ou par la prédication des indulgences, ils représentent – au sens propre: „rendre présent“ - la guerre du Sud-Est européen à travers toute l’Europe et en font définitivement une croisade, en la plaçant dans la continuité des guerres pour la libération du St. Sépulcre.

En cela, la papauté accompagne le mouvement des princes laïcs, désireux de profiter des avantages matériels, spirituels et symboliques de la croisade, mais elle l’initie également. La présence de ses légats, parfois jusqu’au cœur des batailles, contribue à transformer la guerre de frontière en croisade. Le conflit contre les Ottomans prend dès lors une nouvelle dimension. Il acquiert une profondeur historique en tant qu’héritier des expéditions vers Jérusalem des XIIe et XIIIe siècles. Il obtient également une ampleur géographique nouvelle, devient un des éléments du combat général des chrétiens contre les infidèles, guerre qui s’étend de l’Atlantique – Grenade, les Canaries et bientôt l’Amérique - à l’Éthiopie en passant par le nord de la Mer Baltique. Il change enfin d’objet: il ne s’agit plus d’un combat entre peuples pour la domination sur un territoire, mais de l’opposition entre des religions pour le triomphe de la vraie foi. Les souverains de la frontière profitent militairement, économiquement et symboliquement de cette nouvelle mais en subissent aussi les désagréments: la sujétion – symbolique au moins - à la papauté et la relative marginalisation de leur combat dans une lutte bien plus vaste.

Mon travail cherche donc à expliquer la construction et la diffusion d’enjeux nouveaux autour du conflit contre les Ottomans. Il permet de mieux comprendre l’articulation entre la pratique et la théorie de la guerre, il explique la force de l’idéologie légitimatrice de la croisade et donne un autre regard sur les alliances entre les puissances chrétiennes. Il montre en quoi l’insertion de la guerre contre les Ottomans dans un contexte large, chronologique et géographique, est une construction des contemporains, liée à des enjeux avant tout politiques.

*École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

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